Gauche/droite : un clivage dépassé ?
par Raoul Marc Jennar http://www.jennar.fr/?p=2136
Extraits du billet de ce jour
(….) « Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire de la présence humaine sur terre, on observe que l’homme est à la fois un individu et un être social. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de sociétés d’individus isolés, sans liens entre eux. L’individu façonne la société. Comme l’observait déjà Aristote, l’homme est un « animal politique« . Son rôle ne peut être réduit à sa fonction d’individu.
Depuis les Lumières, on conçoit l’homme à la fois comme individu et comme citoyen. Un individu doté de droits et un citoyen assujetti à des devoirs. L’humain isolé ne survit pas en dehors du groupe. Mais sans les droits qui sont les siens, il peut être anéanti par le groupe. Il y a une tension permanente entre son statut d’individu et son rôle de citoyen. L’aspiration démocratique fournit l’espérance d’une réponse à cette tension. Elle permet, en quelque sorte, la rencontre de Kant et de Rousseau. Or, l’idéal du « chacun pour soi » des tenants du néo-libéralisme est la négation même de la fonction citoyenne de l’individu. La question de la manière dont s’organise les rapports sociaux est donc centrale.De toute éternité, s’opposent ceux qui vivent de leur travail et ceux qui vivent du travail des autres. Pendant des siècles, ce fut l’antagonisme entre les propriétaires de la terre et ceux qui la cultivaient. Puis, ce fut le conflit entre les propriétaires des machines et ceux qui les utilisaient. Entretemps, se sont affirmés ceux qui tiraient leur subsistance de l’échange. La pratique de l’échange s’est peu à peu répandue. A l’échange des biens se sont ajoutés celui des individus puis celui des capitaux en enfin celui des services. La libre circulation – en fait, la mise en concurrence – des personnes, des biens, des capitaux et des services est devenue une règle mondiale. Au nom du libre échange, que les Anglais et les Français inaugurèrent en faisant à la Chine une guerre pour qu’elle ouvre son marché aux vendeurs occidentaux d’opium, aujourd’hui, la souveraineté des peuples s’efface devant le droit à la concurrence « libre et non faussée ». A moins d’être aveugle, nul ne peut contester la réalité de l’exploitation, même si elle a pris des modalités diverses au cours des siècles et même si, aujourd’hui, elle revêt parfois des formes plus insidieuses et moins brutales Ce qui d’ailleurs n’est pas le cas dans les formes dites modernes de la production (écoutez les ouvriers de chez Peugeot) et dans les services (parlez avec les employés de France Télécom) où les cadences, le stress, la mise en compétition des exécutants ont remplacé les formes classiques de l’exploitation ; ce n’est pas le cas non plus dans les ateliers clandestins et sur bien des chantiers d’Europe et dans les usines des pays du Sud, même quand ils sont qualifiés d’émergents. Cette exploitation fut autrefois le fait des patriciens à l’encontre des plébéiens, ensuite, des seigneurs au détriment des serfs et, depuis près de deux cent ans, des patrons à l’égard des ouvriers et des employés. Point n’est besoin d’être marxiste pour constater la permanence de la lutte des classes, même si les formes de cette lutte et la structure des classes ont changé dans la partie du monde où a émergé une société post-industrielle.Depuis le début du 19e siècle, on a pris l’habitude de qualifier de gens de droite les partisans des exploiteurs et de gens de gauche les défenseurs des exploités, prolongeant ainsi un étiquetage né de la disposition des membres de l’Assemblée après 1789, selon leurs choix dans les débats de la Révolution. Symétriquement, le maintien du système favorable aux premiers a été qualifié de conservatisme et la volonté de remettre ce système en cause a été la marque du progressisme. Droite conservatrice et gauche progressiste se sont affrontées tout au long du 19e siècle et pendant une bonne partie du 20e.
Au gré des débats, ce clivage s’est enrichi de particularités nouvelles. La droite s’est retrouvée sur des positions nationalistes, militaristes, cléricales et conformistes. La gauche s’est voulue internationaliste, pacifiste, laïque et émancipatrice.Le fascisme a violemment contesté la réalité d’une opposition des classes; il a rejeté la division droite-gauche ; il a condamné les corps intermédiaires, les partis politiques, les syndicats et les associations. Il a récusé libertés individuelles et libertés collectives. Au nom du culte de la nation, il a exalté l’unité du peuple rassemblé dans une même communauté de destin. Entre les deux guerres mondiales, ce fut l’idéologie au pouvoir en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Grèce et en Hongrie.
Ce fut le thème dominant du 6 février 1934. Ce fut l’idéologie de Vichy.Malheureusement, comme le bonapartisme, le fascisme a laissé des traces durables. En période de crise, le rejet du clivage gauche-droite en tant qu’expression de la lutte des classes, la condamnation des partis politiques, le dénigrement du parlementarisme, l’exaltation de l’unité nationale sont des thèmes récurrents. En période de crise, le désarroi, la confusion des esprits, la perte de repères fournissent un terrain favorable à ce type de discours. On l’a entendu en 1958. On l’entend de nouveau aujourd’hui. Un ébranlement lent et long a remis en cause la clarté du clivage gauche-droite. La première secousse est venue pendant la période gaulliste où on a vu des hommes au profil de droite faire des choix en faveur d’options cataloguées de gauche. Et inversement, on a vu des gens se réclamant de la gauche soutenir des options réputées de droite. A tel enseigne qu’en face de la SFIO, André Malraux a pu ironiser sur une époque « où la gauche n’est plus à gauche, la droite n’est plus à droite et le centre n’est plus au milieu« .
La seconde secousse, planétaire, est venue la révolution néo-conservatrice de Reagan et Thatcher facilitée par la disparition de la crainte du communisme. Une formidable bataille des idées, engagée dans les lendemains de la deuxième guerre mondiale par des adversaires de l’Etat régulateur et redistributeur qui se mettait en place, a trouvé alors un terrain favorable.Pour le monde des affaires et de la finance, il fallait franchir un pas décisif dans la reconquête du terrain perdu après la crise des années trente comme après 1945. Dès lors, tout fut mis en oeuvre pour remettre en question la notion de progrès et l’idée de réforme. Le progrès devait cesser d’être l’avancée continue vers la reconnaissance et la mise en oeuvre des droits collectifs (santé, éducation, logement, travail, …) et la pérennisation d’un Etat régulateur et redistributeur. La réforme ne pouvait plus être la méthode par laquelle on réalisait cette conception du progrès.
Ce qui fut désormais présenté comme un progrès, ce fut la remise en cause systématique de toutes les réalisations ayant favorisé l’intérêt général. Réformer est devenu synonyme de démanteler tous les instruments juridiques, institutionnels et organisationnels de la solidarité. C’est ce que j’ai expliqué dans mon exposé sur « l’actualité des valeurs du programme du Conseil National de la Résistance » dont on trouvera le texte sur ce blog.Ce que Serge Halimi a appelé « le grand bon en arrière » (Fayard) et Jacques Généreux « la Grande Régression » (Le Seuil) a d’abord commencé par un travail sur le vocabulaire dont se sont acquittés avec zèle des médias restructurés et passés sous le contrôle d’hommes d’affaires. Comme on a donné aux mots « progrès » et « réforme » un sens opposé à celui jusque-là en vigueur, de la même manière, des connotations péjoratives ont été affectées aux mots « fonctionnaire », « chômeur », « allocation », « impôt »,…, bref à tout le vocabulaire ayant trait aux aspects d’une solidarité organisée. La gauche dite de gouvernement n’a pas échappé à cette perversion du vocabulaire.
Bien pire ! A partir de 1983, elle a renié tout ce qu’elle avait chéri et est devenue un des acteurs décisifs du formidable coup d’Etat mondial qui commençait à s’opérer et qu’on appelle mondialisation néo-libérale. Un coup d’Etat, dont les gouvernements étiquetés à gauche (comme ceux s’affirmant de droite, mais de leur part, c’est naturel) ont été les acteurs principaux. Un coup d’Etat puisqu’il s’est agi de transférer les attributs de la souveraineté populaire vers des centres de décisions supra-nationaux où tout a été fait pour qu’elle ne puisse pas s’exercer : le FMI, la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce, l’Union européenne. Nos gouvernements, tous ralliés aux attentes des milieux d’affaires et de la finance, ont confié à ces institutions, dotées de pouvoirs contraignants, la mission de procéder au démantèlement des avancées démocratiques et sociales susceptibles d’entraver la concurrence de tous contre tous.
C’est ce que j’ai expliqué dans plusieurs de mes livres et en particulier dans « Europe, la trahison des élites« (Fayard) et dans « L’AGCS. Quand les Etats abdiquent face aux multinationales. » (Raison d’Agir). La gauche qui a gouverné est co-responsable de ce coup d’Etat. Son rôle fut considérable avec des gens comme Delors, Rocard, Jospin, Pascal Lamy et Strauss-Kahn.
La mondialisation néo-libérale n’est pas un phénomène naturel incontournable. C’est un choix délibéré de gouvernements décidés ou résignés à satisfaire les attentes des acteurs économiques et financiers au détriment des intérêts des peuples. Ce qui fut décidé n’est pas irréversible et peut être remis en question.Alors, bien d’accord, les cartes sont brouillées, la confusion règne. Mais aujourd’hui, à la différence des années gaullistes, on serait bien en peine de trouver, venant de la droite, des réalisations qui satisfassent l’intérêt général. Le bilan des années Sarkozy (2002-2011), que j’ai déjà esquissé sur ce blog, est effrayant : recul considérable de l’Etat de droit, démantèlement du droit du travail, poursuite des privatisations entamées par Balladur, Juppé et Jospin, destruction de l’école publique et de la santé publique, etc.
Avec l’actuel occupant de l’Elysée, la France aura fait des pas de géants vers cette société du chacun pour soi voulue par les tenants de la révolution néo-conservatrice. La droite a réussi comme jamais depuis 1945 à restaurer une société des privilèges, à approfondir les inégalités, à pratiquer l’injustice comme méthode de gouvernement.Par contre, le bilan de cet espace politique incertain qui s’appelle la gauche n’est pas davantage satisfaisant pour qui demeure attaché à une société solidaire. Outre sa participation à la mondialisation néo-libérale, la gauche qui a gouverné a échoué dans un grand nombre de domaines. Elle a renoncé, alors qu’elle était en capacité de le faire, à instaurer une nouvelle république plus démocratique et plus sociale. Elle a totalement négligé un droit fondamental : le droit de tous à la sécurité. Au nom d’un droit à la différence peu républicain, elle a cautionné une dérive vers la différence des droits, contribuant à l’échec de l’intégration de populations venues enrichir, à leur tour et comme tant d’autres avant elles, le fonds commun français. Elle s’est désintéressée de la formation de citoyens préparés à vivre dans le respect de l’autre et armés intellectuellement pour résister à tous les conditionnements. Elle n’a en rien perçu la gravité de la menace sur les équilibres écologiques et la biodiversité et elle a participé au tout nucléaire qui a considérablement aggravé le retard de la France dans le domaine des énergies renouvelables et des économies d’énergies, tout en compromettant l’avenir des générations futures. Au regard des valeurs et des principes de gauche, le bilan de la gauche qui a gouverné est, globalement (je n’oublie pas les quelques succès : abolition de la peine de mort et de la censure sur les médias audio-visuels, retraites à 60 ans et certaines des 110 propositions de François Mitterrand) celui d’un échec : là où elle devait résister, elle s’est alignée, voire s’est mise aux commandes ; là où elle devait transformer, elle s’est abstenue. Les faiblesses de la gauche syndicale, ses divisions, son éparpillement, son inaptitude à assurer l’indispensable résistance aux agressions et en même temps à opérer la nécessaire prise en compte des mutations sociales et technologiques ont contribué à cet échec de la gauche tout entière. Et les perspectives ne sont guère rassurantes puisque du PS ne viennent que des propositions d’adaptation mineure du système en vue d’une alternance où les décideurs changeront, mais pas les choix politiques majeurs. Et les principales confédérations syndicales confirment leur abandon d’un syndicalisme de combat et leur adhésion à un syndicalisme d’accompagnement en se limitant à l’organisation de journées d’actions soupapes.
En 2007, j’écrivais ici-même que la gauche offrait le spectacle d’un champ de ruines. Faut-il pour autant, comme le fait avec force un de mes correspondants, proclamer la mort de la gauche, de l’idée comme du courant politique? Faut-il affirmer son inutilité face aux défis du siècle qui commence ? Un idéal serait-il condamné à disparaître au motif que ceux qui s’en réclamaient l’ont trahi ? N’est-ce pas confondre un peu vite analyse et projection d’attentes personnelles ? Comme je viens de l’indiquer, l’exploitation demeure. Les inégalités se perpétuent et même s’accentuent. A un stade jamais atteint jusqu’ici le capitalisme exploite les humains et la planète. Avec la mondialisation néo-libérale, la marchandisation a atteint des proportions nouvelles : tout, le minéral, le végétal, l’animal, l’humain et ce que l’humain produit est à vendre ou à acheter. L’accès à l’eau potable, aux médicaments essentiels, aux soins, à l’éducation, au logement, est soumis aux logiques marchandes et réservé à ceux qui peuvent en payer le prix. Faute de moyens financiers appropriés la famine et de grandes pandémies sévissent dans diverses parties du monde. Comme jamais auparavant, il est possible de supprimer la faim dans le monde et d’éradiquer les maladies qui tuent le plus et, en même temps, comme jamais auparavant, la production de richesse n’a été aussi élevée. Mais la captation de cette richesse n’a jamais été aussi réservée qu’aujourd’hui à un tout petit nombre. La nécessité d’un projet alternatif est criante.Un idéal de justice n’est pas nécessairement le signe de la naïveté ou de la rêverie. « L’Histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’indicible espoir. » (Jaurès). Même si la servitude volontaire demeure un phénomène endémique, même si la résignation est largement encouragée par le prêt à penser médiatique, même si le scepticisme et le cynisme poursuivent comme de tout temps leur oeuvre démobilisatrice, l’aspiration à la justice dans la liberté ne meure pas. On observe même qu’elle se transmet aux générations qui viennent. L’espérance qu’elle suscite ne faiblit pas. La possibilité d’une mobilisation pour une vraie alternative existe. (…) «