Les énigmes du combustible de Fukushima Daiichi
Par Pierre Fetet, Le Blog de Fukushima
Bizarrement, le monde continue à ignorer les coriums de Fuklushima. Le mot corium reste tabou, certains préférant même parler de cœurs fondus plutôt que d’utiliser le mot interdit. Le monde nucléaire n’est pas loin de réécrire l’histoire…
Non seulement les coriums n’existeraient pas, mais l’explosion qui avait été entendue dans le bâtiment de l’unité 2 serait aujourd’hui remise en cause par Tepco. On trouve du plutonium jusqu’à des dizaines de kilomètres de la centrale, mais finalement on décide de ne plus le rechercher. Une manière aussi d’effacer sa présence, et de ne plus parler de tout ce qu’a produit la catastrophe de Fukushima.
Pour autant, cela ne doit pas nous empêcher de revenir sur les combustibles qui étaient présents au moment de l’accident. On est toujours en droit de se demander quelle est leur quantité et de quoi ils sont composés. Et en particulier le chargement du cœur n°3, formé en partie de MOX, ce combustible fabriqué en France constitué d’un mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium.
1. La question du MOX
Selon l’excellent article d’Andrea Fradin « [Révélations] Areva au cœur du réacteur de Fukushima », un porte-parole d’Areva confirmait en mars l’implication de l’entreprise française dans la centrale de Fukushima, indiquant que “le réacteur 3 fonctionnait avec 30% de MOX” (1).
Or, si l’on s’en tient aux données brutes fournies par Tepco sur les combustibles de la centrale accidentée, il y avait, au moment du séisme du 11 mars 2011, 548 assemblages dans le cœur du réacteur 3. Et 30% de 548, cela fait 164 assemblages de MOX.
Pourtant, d’après Bertrand Barré, conseiller scientifique d’Areva, « le réacteur 3 de la centrale de Fukushima ne contient que 32 assemblages de MOX ».
Tout d’abord, le terme « que » est malheureux dans le contexte de la catastrophe actuelle, vis-à-vis de toutes les personnes contaminées actuellement au Japon. Car 32 assemblages d’environ 172 kg, ça fait tout de même 5,5 tonnes du combustible le plus dangereux de la planète, car contenant plus de 300 kg de plutonium. Sa toxicité est extrême, puisque sa dose létale est de l’ordre du microgramme. 300 kg équivaut donc à 300 milliards de doses mortelles.
Mais 164 assemblages, c’est une autre mesure, ça correspond à 28 tonnes de MOX, contenant près de 1700 kilogrammes de plutonium !
Alors qui dit vrai ? Areva pris de court interrogé par OWNI le lendemain de la catastrophe ou Areva à tête reposée qui ne peut pas dire autre chose parce que c’est la quantité maximale pour laquelle le réacteur 3 de Fukushima Daiichi est homologué auprès de l’AIEA ?
On peut aussi poser cette question autrement : qui dit faux ? L’article d’OWNI ou le conseiller scientifique d’Areva ?
Caisson de transport pour MOX (document Areva)
Quant aux proportions exactes du plutonium dans le MOX utilisé à Fukushima Daiichi, rien n’est clair. Areva elle-même sème le trouble et, sous couvert de transparence, laisse paraître au contraire de grandes incertitudes : « Sa seule différence avec le combustible nucléaire de base, fabriqué uniquement avec de l’uranium et appelé combustible UO2, réside dans le fait que le combustible MOX contient une faible proportion de plutonium mélangé avec de l’uranium (MOX signifie Mélange d’OXydes d’uranium et de plutonium). La proportion de plutonium varie selon le type de combustible : elle est généralement comprise entre 5 et 10 %. » (lien)
« Constitution d’un mélange primaire, à partir de poudres d’oxyde de plutonium, d’oxyde d’uranium appauvri et de « chamotte » obtenue à partir de pastilles de rebut. De l’uranium appauvri est ajouté à ce mélange primaire afin d’obtenir la teneur précise requise par les clients. Ce mélange final est appelé mélange secondaire. La teneur en plutonium de l’assemblage combustible – peut varier de 3 à 12% – en fonction des spécifications du Client.» (lien)
Dans les deux citations, bien qu’Areva ne soit pas d’accord avec lui-même, il s’agit bien d’un mélange d’oxydes, et la moyenne du taux de plutonium est 7,5 %. Mais l’IRSN donne encore une autre fourchette : « La production du mélange secondaire : de l’oxyde d’uranium est ajouté au mélange primaire pour obtenir la teneur en plutonium recherchée, entre 5 et 12,5 %, selon les besoins des réacteurs. » (lien)
Donc officiellement, la teneur en plutonium peut varier avec un facteur 1 à 4, ce qui, pour les quantités considérables de combustible en jeu, donne une fourchette extrêmement large : dans le cas d’un chargement à 6 % de MOX (32 assemblages), nous obtenons entre 165 et 688 kg de plutonium. Dans le cas d’un chargement à 30 % de MOX (164 assemblages), nous obtenons entre 850 kg et 3,5 tonnes de plutonium !
2. La question des quantités de combustible dans les cœurs
Selon un rapport en japonais diffusé en août 2011 concernant le maintien de l’arrosage des réacteurs n°1, 2 et 3 de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, il y aurait 120 tonnes de combustible dans le réacteur n°1, et 164 tonnes dans les réacteurs 2 et 3 (2).
Or ces données ne correspondent pas avec celles connues par les autorités nucléaires au moment de l’accident.
Elles ne correspondent pas plus à celles fournies par Tepco à l’ambassade de France au Japon en 1999.
Voici un tableau résumant ces différentes données.
réacteur 1 | réacteur 2 | réacteur 3 |
On le voit, les différences sont énormes. Et incompréhensibles. Peut-on surcharger un cœur de 50 tonnes de combustible ?
Avec les données d’août 2011, les infos de l’article d’OWNI (30 % de MOX pour le cœur n° 3) et le taux maximum de plutonium dans le MOX (12,5 %), on arrive à une masse de plutonium invraisemblable : 6 tonnes !
Et 6 mois après la catastrophe, on ne possède toujours pas d’information fiable à ce sujet (3). Inexplicable. Les autorités nucléaires vont-elles encore longtemps se ridiculiser en autorisant Tepco à rester dans le flou ?
3. La question des entreposages à sec
Ils sont appelés « dry casks » (littéralement « fûts secs »). On appelle ce stockage en français un entreposage « en châteaux », car d’habitude, les fûts cylindriques sont placés verticalement, ressemblant à des tours. Mais à Fukushima Daiichi, les containers sont stockés horizontalement. A l’origine, ce type de stockage était utilisé uniquement pour le transport, mais en 1994, la licence a été modifiée pour qu’ils puissent aussi servir pour le stockage permanent, ce qui a été réalisé à partir de 1995.
Dry cask
Dry cask
Les parois des dry casks forment un blindage contre les rayonnements et la chaleur est transférée à l’air ambiant par conduction.
Il existe deux types de containers, des larges et des moyens, tous deux d’une longueur de 5,60 m. Les larges (diamètre 2,40 m) peuvent contenir 52 assemblages tandis que les moyens (diamètre 2,20 m) peuvent en contenir 37. A Fukushima, il y a 9 dry casks, 5 larges et 4 mediums. 11 containers supplémentaires étaient en préparation en novembre 2010, mais on ne sait pas s’ils avaient déjà été conditionnés en mars 2011.
Un bâtiment est consacré à l’entreposage des dry casks. Il est situé en bordure de mer, entre les réacteurs 1 et 5. A cause de sa position basse, ce bâtiment a été inondé entièrement lors du tsunami du 11 mars 2011. Mais il ne semble pas que cela ait provoqué de problème particulier.
Bâtiment pour le stockage des dry casks
Venons-en à la question. On sait par un document de l’ambassade de France au Japon qu’en 1999, les unités 4, 5 et 6 entreposaient du combustible usé dans des châteaux, en plus du combustible entreposé dans les piscines. On peut supposer que cela était dû à un manque de place, les piscines ayant une capacité limitée. Tepco envisageait ainsi la construction d’un plus grand centre de stockage pour solutionner ce manque de place chronique pour le combustible usé.
La question qui se pose est de savoir si du combustible entreposé en châteaux était encore présent dans les bâtiments des unités 4, 5 et 6 le jour de l’accident.
4. La question du combustible stocké en piscine
Il existe 7 piscines de stockage de combustible usé à Fukushima Daiichi. Une dans chacune des 6 unités, et une piscine commune, située à 40 mètres à l’ouest de l’unité 4.
Plan de situation des différentes piscines du site
Environ 700 assemblages de combustible usé étaient générés chaque année à Fukushima Daiichi, soit environ 120 tonnes qu’il fallait laisser en piscine pour les faire refroidir.
Voici un tableau qui résume les différentes manières de stocker le combustible dans cette centrale :
Méthode de stockage | Quantité de stockage (nombre d’assemblages en mars 2010) | Capacité (installations existantes) |
La piscine commune du site de Fukushima Daiichi est en service depuis 1997. Elle mesure 12 m sur 29 et a une profondeur de 11 m.
Les assemblages sont rangés dans des caisses par 90. On peut ranger 76 caisses dans le fond de cette piscine, ce qui lui donne une capacité maximale théorique de 6840 assemblages.
La piscine commune de Fukushima Daiichi
Caisse et stockage dans la piscine commune
Ecorché du bâtiment de la piscine commune
Pour résoudre le problème de manque de place, on a augmenté la capacité des piscines de combustible usé en pratiquant le re-racking, c’est-à-dire en réduisant les espaces entre les caisses dans les piscines.
Le re-racking nécessite le remplacement des caisses conventionnelles par des caisses à haute densité, traitées pour l’absorption des neutrons. Cette technique permet une augmentation de la capacité de stockage d’une piscine de 40% à plus de 100% selon les situations. Mais avant d’effectuer un re-racking, il est d’abord nécessaire de vérifier que la structure de la piscine est capable de supporter le poids supplémentaire impliqué. Comme cette méthode est la plus simple et la moins chère, le re-racking a déjà été largement utilisé dans les centrales japonaises. Il faut noter toutefois que cette pratique n’avait pas été prévue à la conception des bâtiments et qu’elle met de fait les installations en surcharge, car l’uranium a une densité 19 fois supérieure à celle de l’eau.
Les questions qui se posent aujourd’hui sont les suivantes : est-ce que les tonnages officiels des combustibles en piscine prennent en compte l’utilisation du re-racking ? quel est le pourcentage d’augmentation de stockage par re-racking à Fukushima Daiichi ? et est-ce que les piscines associées aux réacteurs ? il faut le rappeler, perchées à 20 mètres au dessus du sol ? sont assez solides pour supporter de telles masses sans être affectées à long terme, surtout avec les secousses régulières dues aux tremblements de terre ?
Conclusion
Difficile de conclure : quand on cherche des données fiables et référencées, on tombe immanquablement sur des approximations et sur des contradictions, voire des impossibilités physiques (les cœurs ont-ils pu être aménagés pour être surchargés ?). Cette petite enquête apporte ainsi plus d’interrogations qu’elle n’en résout car ces questions restent en effet en suspens :
- Quel est le pourcentage réel d’assemblages de MOX dans le cœur du réacteur 3 : 30 % ou 6 % ?
- Quel est le pourcentage réel de plutonium dans le MOX utilisé dans le réacteur 3 de Fukushima Daiichi ?
- Quelles quantités réelles de combustibles se trouvaient dans chacun des réacteurs et des piscines ?
- Comment peut-on expliquer les différences de tonnages de combustible fournis par l’ambassade de France au Japon en 1999 et par Tepco en 2010 et 2011 ?
- Du combustible entreposé en châteaux était-il encore présent dans les bâtiments des unités 4, 5 et 6 le jour de l’accident ?
- Quelles sont les caractéristiques de l’utilisation du re-racking à Fukushima Daiichi ?
Si Tepco souhaitait devenir une entreprise crédible, il faudrait qu’elle commence, entre autres, par répondre à ces questions. Tant que la lumière ne sera pas faite sur la réalité de la centrale au moment de l’accident, l’énergie nucléaire restera cette énergie du secret, car pour l’instant, sa communication relève plus des pratiques de la grande muette que d’une entreprise responsable devant la société civile.
———————————
(1) Cette information est totalement plausible, car en 2008, le Japon lançait la construction de la centrale d’Ohma qui devrait démarrer avec 30% de MOX. Elle devrait être opérationnelle en 2014.
Voir : http://www.sfen.org/La-Commission-Europeenne-se
Mais on peut aussi imaginer qu’il s’agit d’une erreur de transcription. Selon Areva, le MOX peut être chargé de différentes manières, à la demande du client. On peut se demander si, à Fukushima, le MOX n’était pas chargé à 30 % de plutonium, au lieu des 3 à 12 % annoncé officiellement par Areva. Selon certains, le MOX pourrait même dans certains cas être chargé à 100 % de plutonium…
(2) Voir le document original et sa traduction.
(3) Un député japonais, Kono Taro , donne des tonnages encore différents… Dans cette page, il fait l’inventaire des combustibles des centrales nucléaires du Japon :
http://www.taro.org/2011/05/post-1017.php
———————————-
Sources :
L’article d’Andréa Fradin du 15 mars 2011 dans OWNI.fr, « [Révélations] Areva au cœur du réacteur de Fukushima »
http://owni.fr/2011/03/15/revelations-areva-au-coeur-du-reacteur-de-fukushima/
La page d’Areva.com du 15 avril 2011, « Quelles solutions pour Fukushima ? »
http://www.areva.com/ajaxpub/Dialog/DetailQuestion.aspx?idQuestion=749
« Centrale nucléaire de Fukushima Daiichi : toutes les données sur les réacteurs et les combustibles », article du 20 mai 2011 publié dans ce blog
Rapport de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques No 612 (1997 / 1998)
http://www.senat.fr/rap/o97-612/o97-61222.html
Sources pour le chapitre 3 :
http://www.nrc.gov/waste/spent-fuel-storage/pools.html
http://www-pub.iaea.org/MTCD/publications/PDF/Pub1398_web.pdf
Integrity Inspection of Dry Storage Casks and Spent Fuels at Fukushima Daiichi Nuclear Power Station – 16 novembre 2010 – Yumiko Kumano – Tokyo Electric Power Company
———————————-
Autres articles du blog de Fukushima traitant de la question des combustibles :
Le plutonium de Fukushima Daiichi
Centrale nucléaire de Fukushima Daiichi : toutes les données sur les réacteurs et les combustibles
Le corium de Fukushima (1) : description et données