Obama, le fils de l’Afrique, s’accapare les joyaux du continent
Par John Pilger
Article original en anglais :
Obama, The Son of Africa, Claims a Continent’s Crown Jewels, paru le 20 octobre 2011.
Traduction : Résistance 71
John Pilger journaliste, scénariste et réalisateur. Australien né le 9 octobre 1939 à Sydney (Australie).*Pilger a été correspondant de guerre au Viêt-nam, au Cambodge, en Égypte, en Inde, au Bangladesh et au Biafra. L’un de ses premiers films, Year Zero (Année Zéro) a attiré l’attention de la communauté internationale sur les violations des droits de l’homme commises par les Khmers rouges au Cambodge. Pilger a obtenu de nombreux prix de journalisme et d’associations des droits de l’homme (le Prix Sophie en 2003), dont, deux fois, le prix britannique du Journalist of the Year.
Le 14 octobre, le président Obama a annoncé que les Etats-Unis allaient envoyer des forces spéciales américaines en Ouganda pour prendre part à la guerre civile. Dans les mois à venir, des troupes de combat américaines vont être envoyées au sud-Soudan, au Congo et en Centrafrique. Elles n’engageront le combat qu’en cas de “légitime défense” a dit Obama de manière satirique. Avec la Libye tombée dans l’escarcelle, une invasion américaine du continent africain prend forme.
La décision d’Obama est décrite par la presse comme étant “hautement inhabituelle” et “surprenante” et même “bizarre”. Il n’en n’est rien. Ceci n’est que la logique de la politique américaine depuis 1945. Prenez le Vietnam. La priorité était d’arrêter l’influence de la Chine, un rival impérialiste et “protéger” l’Indonésie, que le président Nixon appela “le plus gros magot en ressources naturelles de la région.. La plus grande des récompenses”. Le Vietnam était simplement sur le chemin et le massacre de plus de trois millions de Vietnamiens, la dévastation et l’empoisonnement de leur pays étaient le prix de la réalisation des objectifs de l’Amérique. Comme toutes les invasions américains suivantes, un sentier de sang qui s’étend de l’Amérique latine à l’Afghanistan en passant par l’Irak, le leitmotiv était toujours la “légitime défense” ou “la cause humanitaire”, des mots vidés depuis longtemps de leur sens propre.
En Afrique, dit Obama, “la mission humanitiare” est d’assister le gouvernement de l’Ouganda à se défaire de l’armée de résistance de dieu (LRA) qui a “tuée, violée et kidnappée des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en Afrique centrale”. Ceci est une description juste de la LRA, évoquant de mulitples atrocités administrées par les Etats-Unis, tel le bain de sang des années 1960 suite à l’assassinat arrangé par la CIA de Patrice Lumumba, le leader congolais indépendant et premier ministre légalement élu pour la première fois au Congo, ainsi que le coup d’état perpétré par la CIA, installant au pouvoir Mobutu Sese Seko, vu comme le plus vénal des tyrans africains.
L’autre justification d’Obama invite également la moquerie. Ceci est du ressort de “la sécurité nationale américaine”. La LRA a fait son sale boulot depuis 24 ans, sans intérêt particulier des Etats-Unis. Aujourd’hui, elle se compose de quelques 400 membres armés et n’a jamais été aussi faible. Quoi qu’il en soit, la “sécurité nationale américaine” veut en général dire l’achat d’un régime corrompu et veule, qui possède quelque chose que Washington veut. Le “président à vie” ougandais Yoweri Museveni a déjà reçu la plus grande part des 45 millions de dollars d’aide militaire des Etats-Unis, incluant les drones favoris d’Obama. Ceci est son pourboire pour combattre une autre guerre par proxy contre l’ennemi islamiste fantôme de l’Amérique, le groupe Shabaab basé en Somalie.La LRA jouera son rôle imparti de diversion par relation publique, en distrayant les journalistes occidentaux avec ses histoires d’horreur habituelles.
Quoi qu’il en soit, la raison principale pour laquelle les Etats-Unis envahissent l’Afrique n’est pas différente de celle qui enflamma la guerre du Vietnam. C’est la Chine. Dans le monde de la paranoïa institutionalisée auto-infligée, qui justifie ce que le général David Petraeus, l’ancien chef d’état major maintenant à la tête de la CIA, suppose être un état de guerre permanent, la Chine est en train de remplacer Al Qaïda comme la “menace” officielle contre l’Amérique. Quand j’ai interviewé Bryan Whitman, un secrétaire d’état adjoint du ministère de la défense, l’an dernier, je lui ai demandé de décrire le danger courant auquel l’Amérique fait face en ce moment. Il répéta visiblement embarassé, “les menaces asymétriques, les menaces asymétriques”. Ces menaces justifient le blanchiment d’argent sale que l’état effectue avec les conglomérats d’armes et le plus gros budget militaire de l’histoire. Avec Oussama Ben Laden hors service, la Chine reprend le flambeau.
L’Afrique est l’histoire à succès de la Chine. Là où les Américains amènent leurs drones et la destabilisation, les Chinois amènent des réseaux routiers, des ponts, des barrages. Ce qu’ils veulent ce sont les ressources, spécifiquement les hydrocarbures. Avec les plus grosses réserves de pétrole du continent africain, la Libye de Mouammar Kadhafi était une des sources les plus importantes de la Chine. Lorsque la guerre civile éclata et que les “rebelles” furent soutenus par l’OTAN sous couvert d’une histoire fabriquée de toute pièce à propos de Kadhafi planifiant un “génocide” à Benghazi, la Chine évacua ses 30 000 ouvriers de Libye. La résolution du conseil de sécurité de l’ONU qui autorisa une “intervention humanitaire” de l’occident fut expliquée succintement par le conseil transitoire au gouvernement français, ce qui fut publié le mois dernier par le journal Libération et dans lequel le conseil national de transition libyen offrait 35% de la production nationale de pétrole à la France “en échange” (le terme utilisé) d’un soutien “total et permanent” de la France au conseil de transition. Portant la bannière étoilée dans un Tripoli “libéré” le mois dernier, l’ambassadeur américain Gene Cretz laissa échapper: “Nous savons que le pétrole est le joyau de la couronne des ressources naturelles libyennes !”
La conquête de facto de la Libye par les Etats-Unis et ses partenaires impérialistes annonce la version moderne de la “ruée sur l’Afrique” de la fin du XIXème siècle. Tout comme la “victoire” en Irak, les journalistes ont joué un rôle essentiel et critique en divisant les Libyens entre de bonnes victimes et de mauvaises victimes. Une une récente du journal Guardian illustra une photo d’un combattant “pro-Kadhafi” effrayé aux mains de ses geôliers aux yeux élargis avec la mention “célébrez”. D’après le général Petraeus, il y a maintenant une guerre de la “perception… qui est continuellement conduite à travers les médias”.
Depuis plus de dix ans, les Etats-Unis ont essayé d’établir un commandement militaire sur le continent africain, AFRICOM, mais ont été repoussés par les gouvernements, appréhensifs des tensions régionales que cela impliquerait. La Libye et maintenant l’Ouganda, le sud-Soudan et le Congo leur donnent une autre bonne chance. Comme le révèlent les câbles fuités par Wikileaks du bureau national stratégique pour le contre-terrorisme, les plans américains pour l’Afrique font partie d’un schéma global qui verra 60 000 forces spéciales, incluant des escadrons de la mort, opérant dans 75 pays, de bientôt opérer dans 120 pays. Dick Cheney le dît dans son plan de “stratégie de défense) des années 1990, l’Amérique désire simplement dominer le monde.
Que ceci soit maintenant le cadeau de Barack Obama, le “fils de l’Afrique”, est d’une ironie suprême. Où cela l’est-il vraiment ? Comme Frantz Fanon l’a expliqué dans “Black Skin, White Masks”, ce qui importe en fait n’est pas tant la couleur de votre peau, mais le pouvoir que vous servez et les millions que vous trahissez.John Pilger
Ouganda, données historiques
Source :http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/afrique/ouganda.htm
Des outils en pierre découverts dans la région du lac Édouard témoignent que des humains auraient habité ces terres il y a environ 1,5 million d’années. On sait que des agriculteurs bantous et des pasteurs nilotiques se seraient installés dans la région des Grands Lacs africains. Les deux groupes occupèrent des espaces territoriaux distincts, mais des éléments de culture et de mode de vie se transposèrent d’un groupe à l’autre. Fondé au XVe siècle, le Bunyoro fut le premier grand royaume qui, au cours des deux siècles suivants, conquit la majeure partie de l’Ouganda central. À la fin du XVIIe siècle, le Bunyoro se scinda pour donner naissance à d’autres royaumes rivaux, dont le Buganda (centre-sud), l’Ankolé (sud-ouest), le Toro (au nord de l’Ankole) et le Busoga. Toutefois, malgré sa puissance, le Buganda ne parvint jamais à dominer entièrement les autres royaumes qui s’étaient eux aussi libérés du joug du Bunyoro. Un commerce d’esclaves et d’ivoire s’installa progressivement.
1 La colonisation britannique (1894-1962)
Des explorateurs britanniques furent le premiers Européens à pénétrer en Ouganda; ils étaient à la recherche des sources du Nil. Le kabaka (roi) du Buganda, Mutesa Ier (qui régna de 1852 à 1884), reçut John Hanning Speke, puis Henry Morton Stanley, qui proposa d’évangéliser le royaume. Le premier missionnaire protestant arriva dans le royaume de Buganda en 1879, alors que les missionnaires catholiques s’installèrent dans le nord l’année suivante tout en ayant converti une partie du Buganda. Entre 1888 et 1893, trois guerres de religion ensanglantèrent l’Ouganda. Dès leur conversion, les élites ougandaises reproduisirent la compétition religieuse dans tout le protectorat. Religion et identité ethnique marquèrent l’histoire du pays. Soucieuse de préserver ce territoire voisin du Kenya de l’influence de l’Égypte et de l’islam, la Grande-Bretagne intervint pour mettre fin au conflit.
En 1894, la Grande-Bretagne obtint (ou exigea ?) de Mwanga, fils de Mutesa Ier, la signature d’un accord de protectorat. Comme pour beaucoup d’autres colonies, l’Ouganda était une entité artificielle résultant de collaborations ethniques occasionnelles et de collusions temporaires de la part de chefs locaux, ce qui entraîna de continuels clivages ethniques, religieux et régionaux. Les Britanniques mobilisèrent l’armée du Buganda pour conquérir les royaumes avoisinants. Puis l’Administration coloniale choisit de prendre ses distances par rapport à ses alliés militaires (les Bougandais) et décida de recruter ses troupes parmi les races dites «martiales», soit celles du nord du lac Kyoga, les Acholi, les Langi, les Karimojong et les West Nilers. Les populations peu instruites et marginalisées au plan économique du Nord devinrent ainsi le bras armé des Britanniques. Le swahili devint la langue de communication des Forces armées. Durant ce temps, le sud du pays était favorisé par de nombreuses structures sociales et éducatives.
Avant 1900, le swahili a été employé par les missionnaires catholiques et protestants, puis par l’Administration coloniale entre 1900 à 1912 parce que c’était la langue usuelle locale. Ce fut le gouverneur Sadler qui, en 1903, rendit la connaissance du swahili obligatoire pour tous les fonctionnaires coloniaux. Cependant, cette politique proswahilie en Ouganda n’a pas duré longtemps. Les Pères blancs de religion catholique ont commencé à favoriser le luganda dans les écoles au lieu du swahili, sous prétexte que cette langue était associée à l’islam; les missionnaires protestants s’opposèrent également à l’usage du swahili, car il transmettait des valeurs islamiques qui réduiraient leurs efforts d’évangélisation. Il y eut aussi le fait que les Bougandais étaient l’ethnie la plus importante et bénéficiaient du soutien des Britanniques. Malgré les pressions des missionnaires pour favoriser le luganda, l’Administration coloniale adopta une attitude passive tout en soulignant que le swahili s’avérait une langue plus facile à apprendre pour les fonctionnaires coloniaux que le luganda.
À partir de 1912, l’Administration coloniale modifia sa politique linguistique. Lorsque Frederick John Jackson devint gouverneur de l’Ouganda, il imposa l’usage du luganda en raison du statut privilégié du luganda dans le pays; c’était la langue numériquement la plus importante du protectorat. Mais l’usage obligatoire du luganda entraîna des résistances dans les régions du Nord et particulièrement les peuples non bantous. De nombreux fonctionnaires coloniaux recommandèrent que le swahili soit rétabli dans ces régions en tant que langue officielle permanente, et ce, d’autant plus que le swahili aurait l’avantage de faciliter les communications avec le protectorat d’Afrique orientale et l’Afrique orientale allemande. Finalement, les commissaires provinciaux renoncèrent en 1922 de faire du swahili la langue officielle du pays; il fut donc décidé de maintenir le luganda comme langue officielle en attendant que l’anglais le devienne à plus long terme. Puis le gouverneur William Frederik Gowers (1925-1932) considéra que le swahili pouvait servir à unifier l’Ouganda, le Kenya, le Tanganyika et Zanzibar dans une même entité politique. Mais les missionnaires qui contrôlaient l’éducation en Ouganda réussirent à contrecarrer les efforts de Gowers en faveur du swahili. Malgré les protestations des Buganda et des missionnaires, le luganda devint la langue d’enseignement pour le Buganda, le swahili pour les autres régions et les peuples non bantous; le swahili restait obligatoire pour les écoles normales du pays.
Les Britanniques laissèrent une autonomie importante aux différents royaumes (surtout le Buganda), tout en s’assurant le contrôle du pouvoir. L’Administration coloniale en vint à n’utiliser que l’anglais. Les Britanniques recrutaient généralement leur personnel civil chez les Bougandais, favorisant ainsi cette ethnie dans les domaines du commerce, de la culture et de l’éducation; toutefois, les Ancholi et les Langi étaient favorisés dans le domaine militaire, ce qui favorisait l’usage du swahili employé comme langue officielle dans la police et dans l’armée. Puis les Britanniques firent appel à des Indiens, arrivés avec l’installation du chemin de fer d’Afrique orientale. Le système dans lequel dominait le Buganda fonctionna jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Dès 1945, les revendications indépendantistes apparurent au Buganda dans l’entre-deux-guerres. Au cours de ces années, on comptait cinq langues principales dispensées dans l’enseignement (dont l’anglais); et le swahili n’était pas l’une d’elles. À la veille de l’indépendance, le swahili était en fait une langue méprisée. Au cours des années cinquante, commença la naissance des différents mouvements pour l’indépendance de l’Ouganda. Cependant, les négociations qui aboutiront, en 1962, à l’indépendance de l’Ouganda, furent longues et ardues. Elles portèrent notamment sur les structures politiques. La solution retenue, exprimée dans la première Constitution, fut de type fédéral en associant les quatre anciens royaumes (le Buganda, l’Ankolé, le Toro et le Busoga). Toutefois, le Buganda maintint sa prépondérance jusque dans le nom du nouvel État, l’Ouganda dit «le pays des Baganda». Le kabaka (roi) Mutesa II en devint le «président à vie». Milton Obote, fondateur, en 1960, du Congrès du peuple ougandais (UPC: l’Uganda People’s Congress), devint premier ministre. À l’image de son dirigeant, l’UPC fut le parti des populations nilotiques du Nord, opposées à la domination économique et politique du Buganda et favorables à la centralisation. Dès lors, les tensions entre le Nord nilotique, en majorité protestant et musulman, et le Sud bantou, en majorité catholique, s’envenimèrent.
2 L’indépendance
En 1962, l’Ouganda, qui regroupait le Bouganda, le Bunyoro, l’Ankolé, le Toro et le Busoga, devint un État fédéral indépendant, avec le kabaka Mutesa II comme chef d’État et Milton Obote comme premier ministre. Au plan militaire, ce sont des officiers nordistes qui prirent le commandement des Forces armées. Au moment de l’indépendance en Ouganda, il n’y a pas eu de politique linguistique particulière, sauf celle de continuer d’utiliser uniquement l’anglais comme langue de l’Administration et du gouvernement. Mais la Constitution de 1962, qui instituait un régime parlementaire tout en maintenant les privilèges des royaumes et faisant du roi (kabaka) du Bouganda le président de la république de l’Ouganda, s’est révélé difficile d’application. En 1965, Obote profita d’une tentative de renversement de son gouvernement pour suspendre la Constitution de 1962 et cumuler les fonctions de chef d’État et de gouvernement. Il faut dire que Obote, un Langi du Nord, était très hostile aux Bougandais du Sud et, par voie de conséquence, au kabaka (roi).
- La dictature d’Obote I (1965-1971)
En mai 1966, Obote I (par opposition à Obote II, qui reviendra en 1985), dépêcha l’armée dans le royaume de Bouganda et contraignit le roi à l’exil. L’année suivante, une nouvelle constitution républicaine abolit officiellement les royautés mises en place (Bouganda, Ankolé, Toro et Bunyoro) et institua un régime présidentiel à parti unique. Milton Obote devint le premier président du gouvernement unifié d’Ouganda (1967). Il donna l’ordre à l’armée, dirigée alors par le chef d’état major Idi Amin Dada (un ancien champion de boxe), le Chief of Staff, de détruire le palais de l’ancien roi.
Le gouvernement d’Obote I ne trouva aucune autre solution que d’utiliser l’anglais dans l’Administration. Étant donné que le gouvernement de l’Ouganda résultait d’une coalition de Bantous du Sud et de Nilotiques du Nord, aucune ethnie ne voulut adopter la langue des autres. Cette situation était en partie due au fait qu’aucune langue nationale n’était prédominante et capable de remplacer l’anglais. Quant au swahili, il continua d’être associé aux forces armées et à la police. Le président Obote promit un moment donné qu’il tenterait de rétablir le swahili dans l’enseignement. Il n’a jamais pu respecter sa promesse. Bien que l’anglais eût été promu langue officielle, six langues ougandaises ont été autorisées à servir de langue d’enseignement dans les écoles primaires: le luganda, le runyoro / rutooro, le runyankore / rukiga, le lugbara, le luro et l’akarimojong / ateso. Rien pour le swahili!
Puis le régime d’Obote fut rapidement déstabilisé par la résistance des Bougandais, la dégradation économique du pays et les accusations de corruption à son endroit. En 1969, Idi Amin Dada (promu général en 1968) fut impliqué dans un scandale financier. Profitant de l’absence de président Obote, il répondit à ces accusations par un coup d’État le 25 janvier 1971.
- La dictature d’Idi Amin Dada (1971-1978)
En prenant le pouvoir, Idi Amin Dada instaura une dictature militaire. L’armée devint l’organe central du régime et aucune limite ne fut imposée à son pouvoir. Il dissout le Parlement, interdit les activités politiques et dirigea par décret. Idi Amin élimina ses opposants politiques et fit régner la terreur sur les Bougandais, les Langi et les Acholi. En fait, le nouveau président, appartenant à l’ethnie kakwa soudanaise (à l’extrémité nord-ouest du pays), entreprit des exécutions massives chez les ethnies jugées favorables à Obote, notamment les Langi et les Ancholi associés à l’ancien régime. Des officiers soudanais furent placés aux postes stratégiques, ce qui n’était guère surprenant! Pour récompenser ses troupes à recrutement ethnique, Idi Amin expulsa du pays en 1972 la majorité de la communauté hindoue (environ 100 000 personnes) accusée de dominer l’économie; les Indiens, en grande partie des commerçants, durent partir dans les 90 jours en n’emportant que leurs vêtements. Ce fut ensuite la terreur généralisée, l’armée extorquant les populations civiles, brutalisant, spoliant et exécutant arbitrairement les Ougandais. L’armée restait au-dessus des lois, et avait droit de vie ou de mort sur la population civile, les militaires demeurant intouchables.
Idi Amin Dada
En 1973 Idi Amin amorça un débat sur la langue nationale impliquant le choix entre le swahili et le luganda. Douze districts votèrent en faveur du swahili, tandis que huit autres favorisèrent le luganda. Le Buganda privilégia le luganda, mais les peuples du Nord et de l’Est préférèrent le swahili. Après des semaines de débats, Idi Amin Dada déclara, dans un décret du 7 août 1973 que le swahili était devenu «la langue nationale de l’Ouganda». Mais le décret resta lettre morte, car il ne lui fut alloué aucun budget. Le plus surprenant, c’est que ce décret n’a par ailleurs jamais été abrogé par les gouvernements qui ont succédé à Idi Amin. Par la suite, le swahili fut de plus en plus associé à la brutalité des soldats illettrés du président ; le prestige de cette langue diminua.
La militarisation à l’excès de l’État entraîna l’effondrement de l’économie du pays qui frôla la faillite en 1978, car l’Ouganda dépendait entièrement des prêts accordés par les États musulmans sympathisants d’Amin Dada (un musulman peu pratiquant). Au cours de la même année, l’armée commença à exiger sa part du butin, d’abord dans les parcs nationaux par le braconnage, ensuite en rançonnant les populations. Une partie de l’armée ougandaise se mutina et se réfugia en Tanzanie.
Amin Dada accusa le président tanzanien Nyerere de complicité, puis il déclara la guerre à la Tanzanie et, le 1er novembre 1978, il envahit le pays, puis annexa une partie du territoire tanzanien. Le président ougandais invita le président Nyerere de Tanzanie à régler le conflit sur un ring de boxe. Aidée par les rebelles ougandais (Uganda National Liberation Army), l’armée tanzanienne s’empara facilement, en avril 1979, de la capitale et Idi Amin Dada dut s’expatrier en Libye, puis en Arabie Saoudite (où il mourut en août 2003). Le président tanzanien, Julius Nyerere, installa le Front national de libération de l’Ouganda (Ugandan National Liberation Front, UNLF) à titre de gouvernement provisoire en attendant de restaurer un régime civil et démocratique.
Le président Amin Dada était un analphabète et donnait ses ordres par téléphone; il avait décidé de favoriser la population musulmane de l’Ouganda, afin de mieux recueillir l’argent de la Libye et de l’Arabie Saoudite. Pour la presse internationale, le maréchal-président Idi Amin Dada, perçu comme fou, sanguinaire, mégalomane, xénophobe et psychopathe, est resté le prototype du mauvais chef d’État africain, un clown qui suscitait la rigolade alors qu’il tuait; il représentait probablement ce que les Occidentaux avait fait de pire lors de la colonisation. Plus de 300 000 Ougandais auraient été assassinés sous son régime. Pour le journal kenyan Sunday Nation, Amin Dada «fait partie d’une lamentable tradition africaine et il est regrettable qu’il n’ait jamais été traîné devant les tribunaux».
Pour sa part, le Guardian du Nigeria affirme: «Des leaders africains tuent pour se maintenir au pouvoir. Il y a un Idi Amin Dada qui sommeille en eux.» Les journalistes africains ne manquent parfois pas de lucidité! Il faut dire que le dictateur Amin Dada n’a pas fait dans la dentelle, avant d’aller terminer ses jours en Arabie Saoudite, dans une villa au bord de la mer Rouge. Au lendemain de sa mort, certains Ougandais ont versé quelques larmes sur cet homme qu’ils considèrent comme un grand nationaliste africain.
- Le retour d’Obote II (1980-1985)
L’opposition prit le pouvoir avec Yusuf Lule, bientôt éliminé par Godfrey Binaisa. Revenu en Ouganda après dix ans d’exil (réfugié en Tanzanie chez son ami Julius Nyerere), Milton Obote se déclara lui-même vainqueur des élections — fort contestées — de décembre 1980 et parvint à reprendre le pouvoir (d’où Obote II) en menaçant d’avoir recours à ses unités militaires. Ensuite, il démantela l’armée ougandaise qui fut remplacée par l’Uganda National Liberation Army (UNLA), formée par une association de divers groupes armés.
En 1981, après le retrait des troupes tanzaniennes (le 30 juin), l’opposition au régime d’Obote II fut brutalement réprimée: d’une part, dans le Nord, les commandos armés des fidèles d’Amin Dada, d’autre part, dans le Sud bougandais, l’Armée nationale de résistance (National Resistance Army), dirigée par Yoweri Museveni, un Banyankolé formé en Tanzanie et au Mozambique. On estime que 100 000 Ougandais trouvèrent la mort, massacrés ou affamés. Autrement dit, la seconde présidence d’Obote s’est révélé plus sanglante que le régime d’Idi Amin Dada. Puis, comme il fallait s’y attendre, Obote II perdit le contrôle de l’armée rongée par le factionnalisme.
Au sein de l’armée nationale s’éleva une nouvelle contestation, après que Milton Obote eût confié les principaux postes politiques et militaires aux membres de son groupe ethnique, les Langi; il commit l’erreur d’avoir nommé un Langi sans envergure à la tête d’une armée composée en majorité de soldats acholi, ces derniers ayant l’impression d’être sacrifiés par leurs officiers langi dans la lutte antiguérilla.En 1985 et1986, soit après plusieurs années d’anarchie, de rébellions tribales et de répression, deux coups d’État se succédèrent. Celui du 27 juillet 1985, commandé par le général Tito Okellor, renversa Milton Obote, mais celui du 25 janvier 1986 porta au pouvoir le général Yoweri Museveni, le chef de la NRA (National Resistance Army), qui avait lui-même renversé Okello.
- La présidence de Yoweri Museveni
Ainsi, Yoweri Museveni, un Nkore du royaume d’Ankolé, devint président de la république d’Ouganda, le 29 janvier 1986, après avoir livré avec succès une bataille de libération de cinq ans contre les régimes tyranniques précédents. Lorsque le président Yoweri Museveni et son armée (Mouvement de résistance nationale) prirent les rênes du pouvoir en Ouganda, le pays, qui venait de vivre vingt-quatre ans de désintégration politique progressive, était tristement célèbre pour ses violations généralisées des droits humains et les pertes massives en vie humaine parmi les civils. De fait, des centaines de milliers de civils avaient perdu la vie sous la dictature militaire d’Idi Amin (1971-1979) et sous le deuxième gouvernement de Milton Obote (1980-1985); beaucoup d’autres ont été victimes d’arrestations arbitraires, de passages à tabac, de tortures et autres formes d’atteintes aux droits humains.
Le gouvernement de Yoweri Museveni s’engagea dans de profondes réformes, notamment en restaurant l’ordre public et renforçant l’autorité de l’État. La National Resistance Army est devenue la Uganda People’s Defense Forces, UPDF, c’est-à-dire les Forces de défense populaire de l’Ouganda. Dans un premier temps, le nouveau président multiplia les succès: État restauré, sécurité et libertés rétablies, économie aidée par la communauté internationale, etc. Puis le président Museveni imposa une union nationale pluriethnique et s’opposa fermement au multipartisme qui était, à ses yeux, un «concept occidental [inadapté] aux pays en voie de développement». En 1992, il finit par lever l’interdiction qui pesait sur les partis politiques, tout en se montrant réticent à en accepter l’entrée dans les faits.
Le 14 juillet 1993, le National Resistance Council (le Conseil de résistance nationale: le Parlement provisoire) adopta une législation prévoyant la «réhabilitation» des souverains traditionnels et la restitution des biens et propriétés leur ayant appartenu. Le 31 juillet, la cérémonie du couronnement du prince Ronald Muwenda Mutebi II, fils de Mutesa II, s’est déroulée à Kampala. Le royaume de Bouganda disposait désormais d’une administration et un groupe parlementaire propre au Parlement national. La restauration de la monarchie en Ouganda ne concernait pas seulement le Bouganda, mais les trois autres royaumes (Ankolé, Toro et Bunyoro). Précisons qu’il n’est pas question de rétablir des monarchies indépendantes de l’Ouganda, mais plutôt de les intégrer au sein de l’État ougandais.
Après l’adoption d’une nouvelle Constitution (1995), le président Y. Museveni a été reconduit à la tête de l’État. Les pays occidentaux, notamment les États-Unis, tentèrent de faire pression sur le régime ougandais, largement aidé financièrement par les organismes internationaux, afin que soit instauré un réel multipartisme. En 1996, Museveni engagea le pays dans le bourbier congolais. Les États-Unis encouragèrent l’Ouganda dans son rôle de nouvelle puissance régionale. L’Ouganda est demeuré un pays très militarisé, avec une armée de près de 100 000 hommes et représentant une part du budget national allant jusqu’à 50 %. Le gouvernement dépenserait 20 000 $ US par jour dans la poursuite des combats et 50 millions par an pour l’achat de matériel militaire. Museveni est à la fois chef de l’État, ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée. Même si le recours à la force n’est plus employé en tant qu’instrument politique, l’armée constitue encore l’un des principaux soutiens du régime. Malgré les quotas, les ethnies du Sud (surtout les Bougandais, les Banyankolé et les Banyarwanda) restent les plus nombreux à y être incorporés.
En mars 2001, Yoweri Museveni fut réélu à la présidence de la République avec 69,3 % des voix. En vertu de la Constitution, Museveni en est à son dernier mandat (d’une durée de cinq ans). Finalement, le pouvoir de Museveni semble bien contesté en Ouganda, même s’il s’est révélé le «meilleur» dirigeant (comprendre «le moins pire») depuis l’indépendance. Son système politique appelé «sans parti» (ce qui est différent d’un système classique de parti unique) qu’il a imposé ne semble plus convenir à une société qui aspire à un régime plus démocratique.
Le régime continue toujours d’être confronté au soulèvement successif de plusieurs mouvements de rébellion, surtout dans le Nord aux prises avec la guérilla. L’explosion des bombes au centre-ville de Kampala ou dans des autobus est devenue courante. Certains accusent le président Museveni de vouloir poursuivre la guerre civile opposant les forces gouvernementales à la LRA (Lord’s Resistance Army ou l’Armée de résistance du Seigneur), laquelle tente de renverser le gouvernement actuel pour le remplacer par un gouvernement fondé sur les Dix Commandements de la Bible. Au même moment, les forces armées soudanaises continuent de fournir des armes et des munitions aux rebelles de la LRA. Il est vrai que le prolongement du conflit répondrait au principe selon lequel l’armée doit être occupée si l’on ne veut pas qu’elle s’immisce dans les affaires de l’État. Néanmoins, la guerre civile qui ensanglante le nord de l’Ouganda est en train de se transformer en génocide des populations nilotiques. Sur une population de 1,4 million d’habitants des ethnies acholi et langi, environ 850 000 d’entre eux vivent dans des conditions humanitaires désespérées.